3. Dialogues à la noix dans la salle d’attente !
Bon ! il faut savoir faire contre mauvaise fortune bonne figure !
J’ai donc fait mon plus beau sourire au téléphone en appelant le psy qu’un ami m’a indiqué comme étant spécialiste des causes perdues de mon espèce. Il est par ailleurs « expert auprès des tribunaux » ce qui est une preuve irréfutable d’équilibre psychique et intellectuel.
Moi : « Allô ! ?»
Le Psy : « Allô ! ? »
M : « Vous êtes bien le docteur Chabraque ? »
LP : « Vous êtes bien au cabinet du docteur Chabraque, je suis sa secrétaire. Que puis-je pour vous ? »
M : « Je souhaiterais parler au docteur Chabraque. »
LP : « Mais certainement, je vous propose lundi à 14h, c’est à prendre ou à laisser ! »
M : « Je prends »
Et en mon for intérieur, je me dis en aparté : « Si je peux pas y aller on pourra pas dire que je n’ai pas essayé ! ».
J’ai donc pris un RTT et le lundi, je me pointe au cabinet du docteur Chabraque.
C’est une belle villa de trois étages en pierres de tailles meulières (comme la truite éponyme). Elle est ornée de colombages (pans de bois) en chêne peints en vert SNCF et Les volets en frêne sont peints de rouge.
Elle est plantée là, si haute avec sa toiture pentue de tuiles rouges en plein milieu d’un parc arboré et on y accède par longue une allée blanche de gravillons de Saint Omer.
Puis on gravit sept marches pour accéder au perron couvert d’une verrière du XVIIIème siècle donnant sur une grande porte ferronnière à double vantaux vitrés.
Sur le côté droit de la porte, une grande plaque en cuivre jaune sur laquelle est gravé :
Docteur Chabraque
Psychiatre
Ex interne des hôpitaux de Monaco
Diplômé en acupuncture
Diplômé en médecine générale
Diplômé de la police scientifique de Los Angeles
Diplômé des prisons de Memphis (Tennessee)
Diplômé en scrabble et mots croisés
Marc de café, tarot, osselets et viscères de vigognes
Franchement, ça vous fiche un de ces frissons toutes ces compétences réunies en un seul et même homme !
On se dit qu’on va sonner à la bonne porte … si on la trouve … la sonnette …
Mais, comme par magie et sans qu’on ait rien à entreprendre, la porte s’ouvre.
Une grande femme nue sous sa blouse blanche, les tétons en batterie, les lèvres rubicondes et les dents blanches comme de l’ivoire, blonde comme les épis de blé avant la moisson, les yeux bleus, les paupières bleues, les cils noirs et longs comme des poils de chameau, battant comme un métronome tous les dix centièmes de seconde …
Forcément, vous restez là, les bras ballants, la tempe claquante, la respiration haletante, le regard perdu dans le bleu de ses yeux, les mains moites et les jambes flageolantes (sauf si vous êtes hermétique à l'esthétique !).
Elle, professionnelle et habituée à faire cet effet là sur les hommes, s’efface et vous invite à entrer puis à la suivre jusqu’à la salle d’attente.
Elle est pleine (la salle d’attente).
C’est une pièce rectangulaire assez grande avec une table basse au milieu sur laquelle diverses revues s’étalent languissantes. Les murs sont ornés de sérigraphies usées représentant des squelettes et des cadavres.
D’un rapide regard circulaire on peut comprendre que les gens qui sont là ne sont pas comme tout le monde.
Une femme a tourné sa chaise pour s’asseoir le dos tourné à la salle. Certains ont la tête baissée, d’autres se cachent derrière un journal ou un éventail … il y a une dame âgée qui tient une cage sur ses genoux. La cage contient un perroquet gris et vert du Gabon, de ceux qui sont des plus loquaces.
Un vieux monsieur chenu a sous sa chaise un lévrier couché en chien de fusil.
Soudain, la porte de la salle d’attente s’entrouvre et l’infirmière secrétaire accoucheuse passe sa tête blonde bleue pour annoncer :
« Le docteur est arrivé ».
La porte se referme sur une espèce de murmure qui court comme une rumeur en faisant tout le tour de la salle d’attente.
Puis le silence revient. On entendrait une mouche se faire violer !
La dame qui tourne le dos à la compagnie s’exprime comme dans un souffle :
« C’est qui qui commence ? »
La dame au perroquet annonce :
« Il y a un nouveau. »
Le perroquet répète :
« Un nouveau » sur un ton nasillard.
Il s’ébroue et un nuage de poussière envahit la cage avant de se répandre.
Le lévrier lève sort la tête d’entre ses pattes puis la remet.
J’éternue, sous l’effet de la poussière.
« AAAAAATTTCCCHHHOOUUMMM !!! »
Tous :
« À vos souhaits ! »
La porte s’entrouvre et l’infirmière multi cartes passe sa tête polychrome pour demander :
« Madame Lamaison ».
Une dame cachée derrière son éventail se lève sans montrer son visage et sort de la pièce.
La dame qui tourne le dos :
« Celle-là, elle est irrécupérable, elle croit qu’elle est espagnole alors qu’elle est née à Dunkerque d’un père allemand et d’une niçoise. »
Le monsieur qui a le lévrier sous sa chaise :
« C’est pas à vous de donner des leçons aux autres, quand on se prend pour une diva on se tait ! »
La dame qui a un chapeau avec des oiseaux vivants attachés par les pattes :
« Les divas c’est juste bon à se coucher sur un divan ! »
Un monsieur qui se cache le visage derrière le Canard Enchaîné du 11 août 1975 (le journal est à l’envers mais on arrive quand même à en lire des bribes) :
« Le divan du docteur est vieux et déchiré, il sent le tabac froid et le dégobillé, moi, je prends toujours une couverture avec moi pour m’y étendre ! »
La dame qui a le dos tourné se lève puis se rassied :
« Vous ne m’aurez pas avec vos stupides provocations, je ne chanterai pas, pas aujourd’hui ! »
Le chien se lève, va à la chaise de la dame qui a le dos tourné et lève la patte sur un des pieds … La dame qui a le dos tourné lui crie :
« Dégage de là sale cabot, va pisser sur ton maître ! »
Un long silence s’installe pendant que le sale cabot retourne se coucher sous son maître.
J’en profite pour jeter un coup d’œil circulaire plus circonspect.
Nous sommes sept. Une chaise est vide, celle de madame Lamaison.
En sus de moi-même, les six autres sont tous plus bizarres les uns que les autres.
La dame qui nous tourne le dos voûté les cheveux gris sale, les épaules couvertes d’un vieux pull marron côtelé à mailles larges fait comme une tâche sur sa chaise. Elle se situe juste en face de moi ce qui fait que je ne peux même pas voir son profil.
Elle me fait tant penser à tata Baluchon que je lui garde ce surnom.
En tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, à ma droite un vieux monsieur à la barbe courte, aux gros sourcils broussailleux blancs sur des yeux caves aux minuscules orbites, des lèvres charnues et brunâtres, un front rabougri le tout sur un cou quasi inexistant.
Je le surnomme illico « le vieux singe ».
Sous sa chaise, un lévrier afghan qui pue comme une vieille négligée.
La dame qui est à sa droite est plus ou moins cachée à mes yeux, mais je peux la voir un peu en me penchant en avant en arrière. Elle n’a pas de visage, il est caché sous un foulard bleu pâle. Elle porte un gilet gris en laine et une robe ou une jupe, je ne sais trop, en tissus moiré qui lui descend le long de ses jambes croisées jusqu’aux chaussures plates noires.
Elle, je lui attribue le pseudo de « Mamma ».
Sur ses genoux le perroquet du Gabon dans sa cage.
À ma droite 90°, non loin de la porte, un petit monsieur sans âge qui lit son journal à l’envers : le Canard Enchaîné du 11 août 1975. Il ne bouge pas, seul le journal tremblote faisant un bruit incongru comme le vent dans les feuilles mortes d’un orme. Sous son pantalon crème on devine des jambes anémiées. Il les tient bien serrées et ses pieds chaussés de pantoufles ne touchent pas terre.
« C’est peut-être un enfant ? » me dis-je en douce.
Seuls ses petits doigts noirs boudinés serrant maladroitement le journal trahissent sa couleur.
Je lui donne donc le surnom de « pygmée ».
À ma droite à 45° et à la droite de la dame qui nous tourne le dos, une dame qui a un chapeau avec des oiseaux vivants attachés par les pattes. De temps à autre, un oiseau cherche à s’envoler, mais il retombe inexorablement sur le chapeau en jurant comme un charretier mal embouché. L’un des trois oiseaux pend lamentablement sur le bord du bibi, tenu par une patte attachée. De temps à autre il est pris de soubresauts alors la dame lève la main pour le remettre sur le chapeau mais il ne tient jamais bien longtemps.
Je lui accorde le doux nom de « pervenche »
Le lévrier susurre sans même se donner la peine de lever le museau :
« Si c’est pas malheureux ! ».
Je sursaute un peu, histoire de marquer le coup, mais sans plus.
Personne ne semble avoir prêté attention à la remarque du lévrier.
Je demande au singe :
« Il s’appelle comment votre chien ? »
C’est le chien qui me répond :
« Ata-Truc ». Personne ne moufte !
Je continue et termine mon tour de salle en lorgnant vers la dame élégante qui est à ma gauche à 315° et à gauche de la dame qui a le dos tourné.
Elle est roide sur sa chaise, engoncée dans un grand manteau sombre, le cou entouré d’une fourrure naturelle de bichon. Son visage anguleux est plâtré de fard, ses petits yeux chafouins disparaissent sous de lourdes paupières lestées de pâte épaisse qui coule jusqu’à ses cils courts noircis au khôl de Monoprix. Son nez évoque Pinocchio et son chapeau Don Quichotte.
Je l’appelle « la fée Carabistouille » parce que ça rime avec citrouille.
« Et toi, tu t’appelles comment ? » Me demande le chien.
« Yfig »
Le singe tance son chien : « Tais-toi Ata-Truc, ne dérange pas le monsieur ! ».
Moi : « Mais il ne me dérange pas. »
« Laisse tomber ! il ne parle pas aux étrangers ! » Me répond le klébar.
Tata Baluchon, qui nous tourne le dos, m’interpelle :
« Vous êtes là pourquoi, monsieur Yfig » … et elle dit ça avec une espèce de dégout perceptible dans sa voix, surtout sur le ‘monsieur’.
A ce moment un oiseau tente de s’échapper et retombe sur le chapeau avec un grand :
« MERDE ! ».
Moi : « Je suis venu consulter le psy parce que j’entends les objets, les légumes, les animaux … parler. »
Le pygmée me lance d’une voix de basson :
« Et en quoi ça gêne ? »
Moi : « Oh pour tout plein de choses ! »
La fée Carabistouille parle d’une voix suraigüe sans bouger les lèvres, un peu comme une ventriloque :
« Comme ? »
« Eh bien, par rapport aux autres, je passe pour un dingue. »
La pervenche s’en mêle :
« Passer pour un dingue aux yeux des fous, ça n’a pas d’importance. »
Le lévrier se grattant le cou :
« Faut pas prêter attention aux humains ordinaires, ils n’ont rien dans le crâne, tout ce qui n’est pas comme eux, banal, les horripile et les rend racistes ! »
Le perroquet ajoute, pendu tête en bas à un barreau :
« L’homme est un animal qui s’ignore, il ne parle pas avec les autres animaux parce qu’il est imbu de sa soi-disant supériorité mais dans le fond c’est le plus con de nous tous ! »
Après un silence éloquent, je tente un timide :
« Il y a un autre inconvénient majeur … »
Tout le monde se tait. Le journal tremblote plus fort. Le chien fait un pet malodorant mais en harmonie avec sa puanteur naturelle. Le perroquet s’épouille, tata Baluchon renifle bruyamment et Pervenche remet l’oiseau qui pend sur son chapeau. La fée Carabistouille se lève et prend une revue de mode sur la table basse et se rassied en silence.
Moi : « Ça ne vous intéresse pas de savoir ? »
La voix de la Mamma se fait entendre pour la première fois. C’est une voix d’outre tombe, une voix glacée comme un iceberg qui vous donne des frissons jusque dans les tibias :
« On le sait déjà. »
Vlan !
Je me renfrogne et garde pour moi mes extrapolations.
Au bout d’un moment, tata Baluchon demande :
« Lafleur, vous avez fait des progrès depuis la dernière fois ? »
J’attends de voir qui est ’Lafleur’ !
Le vieux monsieur que j’ai surnommé ‘le singe’ ouvre enfin la bouche. Sa voix est solennel, sourde, lente, avec des pointes d’accents aigües qui me font penser à des baïonnettes :
« Affirmatif ! Le docteur fait du bon boulot, bonne tactique, fine mouche et Scaramouche. »
Le chien : « Ouah ouah … gaaaarde à vous ! »
« Merci monsieur le ministre de la défense. » Les congratule tata Baluchon.
Tata Baluchon : « Et vous monsieur Mamadou Pape Ben Jamal Al Arabia, mon cher ministre de l’économie, qu’en pensez-vous ? »
La Pygmé lui répond de derrière son journal :
« Un peu cher, monsieur le président, mais ça vaut le coup si on tient compte du retour sur investissements ! »
Monsieur le président ! ? voilà la tata devenue un monsieur !
Le président : « Et vous madame la ministre de l’écologie ? »
La Pervenche avec son chapeau aux oiseaux lui répond :
« Certes, ça manque un peu de vert mais le respect de la nature est présent, nul ne peut le nier ! … surtout dans le jardin ! »
Le président : « Madame Pouzzi, ma très chère ministre de la jeunesse et des sports, vous avez bien un avis ? »
La Mamma se fend d’un généreux : « Euh …. »
Et le perroquet du Gabon la soutient d’un : « On a connu mieux …. Mais c’était plus cher ! »
Ça n’a pas l’air de faire plaisir au président qui se mouche très bruyamment !
Le président : « Il ne reste plus que vous, madame la ministre de la culture qui n’ayez pas donné votre point de vue ! »
La fée Carabistouille se lève, solennelle et constipée : « Comme disait Jean-Patrick Valesoleil, ‘les prix du carburant suivent souvent la courbe des produits minéraliers qui dépendent de l’extraction en mer du Nord avec la dimension subséquente de l’anthropomorphisme périculaire circonvulatoire des instituts de conservation des arts séculaires.’
Et je suis du même avis ! »
Le président : « Ouais ! Pas la peine de se demander pourquoi je vous ai mise à la culture ! Au prochain remaniement, je vous mets à l’agriculture ! »
Le chien se lève, s’ébroue et dit : « Jean-Patrick Valesoleil est un con ! »
La fée Carabistouille lui rétorque : « C’est celui qu’il l’dit qu’y est ! »
Le président : « Je suis bien déçu, je ne vous entends pas parler de l’emploi ! ».
Le pygmée : « C’est Lamaison la ministre du travail. »
Le président : « L’emploi est l’affaire de tous, c’est la priorité des priorités je veux créer une commission chargée de trouver de nouvelles voix contre l’emploi pour le travail et le chômage. »
Le pygmée : « Vous voulez dire contre le chômage et pour l’emploi ! »
Le président : « Au lieu de faire le malin, débloquez-moi des crédits pour ma commission anti-chomedu ! »
Le pygmée : « Où voulez-vous que je trouve l’argent, les caisses sont vides et l’écologie nous empêche d’exploiter nos mines de protoxyde d’azote ! »
La Pervenche ministre de l’écologie avec son chapeau aux oiseaux lui répond : « Vous vous croyez drôle avec votre gaz hilarant (*) ? »
Le président : « Vous n’avez qu’à prendre l’argent des militaires qui ne servent à rien en temps de paix ! »
Le singe : « Prenez garde que la Russie ne nous fasse le coup de la Crimée, vous savez bien que les slaves ont le sang chaud et le vin mauvais. Dépouiller la défense c’est livrer la France aux convoitises des tyrannies. »
Le pygmée revient à la charge : « De toute façon, vous savez bien, monsieur le président, que le patronat préfère que l’État paie le RSA aux inactifs plutôt que de leur donner du travail qui coûte plus cher à cause des cotisations sociales, des RTT et des congés payés. »
Le président : « ce n’est pas faux, mais il faudrait que les patrons paient le RSA plutôt que le gouvernement. »
Vous vous imaginez bien que je suis dans mes petits souliers, je me demande de quoi il retourne, si c’est du lard ou des cochonnailles ?
La porte s’ouvre le la blonde bleue appelle : « Monsieur Yfig »
OUF ! Sauvé par le gong, par la blonde peroxydée aux yeux bleus cérulés.
(*) le protoxyde d’azote est aussi appelé gaz hilarant.