J’arrive au restaurant : « le bigorneau », fameux resto de fruits de mer sur la corniche sud de Honfleur.
Vous le connaissez peut-être ?
C’est un bâtiment construit sur pilotis qui avance sur la mer (« les pieds dans l’eau » comme on dit dans le reg).
On descend par un grand escalier en bois vers la partie du restaurant fermée et en traversant cette partie, on arrive sur un ponton en bois dont les pattes sont caressées par les vagues fougueuses qui font un clapotis perpétuel abasourdissant quand la tempête gronde aux équinoxes de novembre.
Le soir, quand le foehn souffle son souffle chaud et mouillé iodé sur le golf de l’estuaire, la terrasse maritime est éclairée de grands flambeaux rustiques aux flammes dansantes et tremblotantes qui donnent une ambiance ésotérique au ponton sur lequel les tables recouvertes de nappes blanches attendent sagement les panses affamées.
Chacune des ces tables immaculées est éclairée par des chandelles colorées et aromatisées, ornée de petits vases de fleurs des champs aux fragrances normandes et rurales.
Au ras de l’eau, au loin, les lumières scintillantes et sautillantes du port du Havre dansent en cadence avec les feux des navires enluminés sur leur erre et les éclairs du phare de la Hève.
C’est paradisiaque … et plus si affinités.
Je trouve une petite table pour deux le long de la rambarde fraîchement repeinte au vernis marine résistant aux UV.
J’e m’assieds, j’attrape la serviette drap qui recouvre mes cuisses et descend jusqu’à mes godasses, je me sers un verre de château d’eau que j’avale cul sec (par la bouche hè !) et je tape dans la petite assiette en carton à amuse-gueules des pistaches (poils au patriarche) … hi hi hi ! je me fais rire tout seul …. Je suis de belle humeur !
Dans ce décor de rêve de cinéaste, le client hypnotisé se laisse aller au spleen romantique et oublie la réalité de son compte en banque.
Les consommateurs s’émulent les uns les autres et c’est à qui commandera le plat le plus extatique, le plus onéreux.
Comme je suis interdit bancaire, je ne risque pas de tomber dans ces travers pécuniaires lapidaires.
Après un rapide inventaire de mon portemonnaie qui contient un billet de 5 €, je prends en main le menu pour faire le rapport entre mes moyens financiers et les tarifs pratiqués par le commerçant cinq étoiles (au guide du roublard).
Foutre dieu !
Même la bouteille d’eau, article le moins cher de la carte, est à 6 € !
Que faire ?
J’ai fini les pistaches et vidé la carafe … je me suis mouché dans la serviette …
Et si je faisais le coup des toilettes ?
Je fais semblant d’aller pisser et je me tire en loucedé …
« Et pour monsieur ? »
Merde ! le serveur est là avant que j’aie eu le temps de mettre mon plan B en œuvre ….
« Vous avez choisi monsieur ? »
« Si vous ne mettez pas la virgule après ‘choisi’, ça change le sens de la phrase » lui rétorque-je docte.
« Pardon ? »
« Non, rien, apportez-moi une bouteille de château Libertas, une douzaine d’huîtres de Dunkerque et des bigorneaux de Porto. »
« Et après ? »
Le con ! s’il savait que je n’ai que 5 € il n’insisterait pas !
« Je prendrai votre feuilleté de saint-Jacques de Compostel aux petits harengs de Camargue sur lit de feuilles d’érables du Japon.»
Il s’en va, cahin, caha car il boîte depuis qu’enfant il s’est fait bouffer une moitié de cuisse par un requin jaune du Maroc.
Merde de merde de merde me dis-je en aparté mais pas trop fort pour que les voisins ne m’entendent pas et ne s’inquiètent pas de ma schizo !
Justement, le couple à ma droite, des américains du Montana (je les reconnais à l’accent) sont énervés. Un couple d’Anglais de Manchester vient de s’attabler à leur gauche et ça ne leur plaît pas du tout. Les anglais et les amerlocks, c’est chiens et chats, ils ne peuvent pas se piffer les uns les autres !
« On était là les premiers » dit la dame « c’est à eux de changer de table … »
« C’est les plus gênés qui s’en vont » lui répond ex abrupto le mari (un gros gardien de vaches (cowboy) mal embouché).
Le serveur dépose devant moi un énorme plateau d’huîtres et de bigorneaux sur un trépied en inox luisant comme des pare-chocs de belle américaine.
L’américaine voisine se lève et ses gros pare-chocs viennent heurter le serveur qui s’en trouve déstabilisé et dans un geste pour se rattraper à quelque chose me renverse le plateau plein de glace, d’huîtres et de bigorneaux sur le thorax !
Je me lève en sursaut et en criant !
Le serveur s’excuse vaguement, ramasse tant bien que mal les ingrédients du plateau pour remettre le tout sur le trépied pare-chocs !
C’est le bazar, les bigorneaux trempent dans les huîtres qui clapotent dans la glace fondue ….
Je suis si abasourdi que j’en oublie de faire valoir mes droits de client respectable et honnête (jusque là).
« Tiens ! Tu peux toujours courir pour le pourboire » me dis-je, vengeur, en aparté.
Faisant contre mauvaise fortune bonne figure, je me tartine de beurre avec largesse un toast qui a échappé au désastre et je chope une huître n’ayant pas trop mauvaise figure ni infortune.
Je glisse le couteau à poisson sous l’huître pour lui décolleter le pied et …
« NOONN pitié, ne me décollecte pas le pied, je suis encore vivante, je ne veux pas mourir, pitié, pitié, pitié … »
De stupeur ébahie je laisse tomber couteau et huître, me lève en tornade et me précipite vers la sortie.
Je suis intercepté par le serveur qui me colle au mur et me dit dans un souffle si alcoolisé que je tombe saoul sur le champ :
« Où qu’y va comme ça le client pressé ? Il a pas payé l’addition ! »
Je me doute bien un peu que m’a réponse ne le calmera pas mais je n’en trouve pas d’autre !
Je bégaie :
« L’huître … elle veut pas … elle parle … elle dit qu’elle ne veut pas être mangée !!! »
« Oh ! Mais il est très inventif ce petit monsieur ! il a rien trouvé de mieux pour partir sans payé ? »
« Mais … mais …. Mais je je je vous jure …. Elle parle !!! »
« Allez, sors ton fric avant que j’appelle la police pour qu’ils te repêchent à la baille ! »
Et la police m’a repêché à la baille !
Quant à ce salopard de serveur il m’a piqué mon portemonnaie et a empoché mes 5 € comme pourboire !!!!