Voilà, les mois ont passés, nous vivons dans une espèce d’harmonie contractuelle morale, nous n’avons jamais rédigé quelque ‘règle du jeu’ que ce soit, tout se passe au jour le jour, à l’improviste et à l’improvisation.
Oh ! Il m’est bien arrivé d’avoir certains doutes, en particulier au début, lorsque Lolotte cassait assiette sur assiette, verre sur verre, je me demandais si elle ne faisait pas cela pour éviter d’avoir à faire la vaisselle, mais , les jours passant, et les incidents surprenants se succédant, j’ai fini par comprendre que sa maladresse n’était pas feinte. Quand elle ne se cognait pas dans un meuble, c’était pour glisser dans les marches, quand elle ne renversait pas son verre à vin, c’était pour renverser la poivrière dans un plat, ou se laisser tomber la casserole de lait bouillant aux pieds …
Sans compter ses ‘bons mots’ qu’elle doit récolter dans l’Almanach Vermot et qu’elle transforme au gré de ses humeurs.
Lolotte a des amies dont jamais elle ne me parlait, jusqu’au jour où je suis resté à l’appartement, terrassé par une vilaine grippe. Lolotte était partie sans s’apercevoir que j’étais resté au lit. Je dormais, essayant de soigner cette foutue grippe qui me faisait délirer et rêver d’illuminations psychédéliques aux murs de la chambre.
J’étais dans un semi coma, et c’est le bruit grinçant de la porte d’entrée quand on l’ouvre qui m’a alerté, puis les éclats de voix qui m’ont définitivement éveillé. Lolotte avait dû se cogner encore et pestiférer contre un meuble innocent.
Je me suis levé péniblement, ai enfilé tant bien que mal mon kimono de soie noir avec le dragon polychrome dans le dos, et, après avoir chaussé mes pantoufles avec un petit ours sur le dessus, je me suis traîné jusqu’à la porte fermée du salon. J’allais ouvrir, mais je compris que Lolotte n’était pas seule, les commères s’en donnaient à cœur joie. Des voix que je ne connaissais pas papotaient à tout va dans une touchante allégresse.
- Ben on peut dire qu’t’es bien installée, Lolotte, te voilà dans tes meubles !
- Ouais, tout l’confort, eau chaude et gaz à tous les étages.
- Dis ! Ton Yfig, il l’aurait pas une petite place pour moi ? Je lui fais tout gratis si y m’invite.
L’une d’elle, regardant certainement l’un de mes tableaux au mur :
- C’est lui qui peint ça ?
Je reconnus la voix de Lolotte :
- Bon, les filles ! calmos ! d’abord le Yfig c’est un teigneux, vous vous entendriez pas avec lui, même moi qu’est plus grande que lui, m’est arrivé de prendre des gnons quand y renâcle !
Les filles :
- Non !?
Lolotte :
- Ben c’est comme j’ai l’honneur de vous l’dire ! l’est pas toujours dans ses bons jours.
Derrière ma porte, je me dis qu’elle était folle, je ne l’ai jamais touchée, ou alors, je ne m’en souviens plus, ou alors, elle m’avait vraiment poussé à bout !
- T’es pas partageuse, Lolotte !
- On va pas l’bouffer ton Yfig !
- On veut juste le goûter un peu !
Lolotte :
- Oui, ben avec toi, on sait ce que ça veut dire !
Elles se marrèrent.
- Qu’est-ce que je vous sers, les filles ? C’est Yfig qui régale !
- Qu’est-ce qui propose ton Yfig ?
- La boisson maison, pastis, ou un calva, y a aussi du Martini, de la suze et du vin de première qualité.
- C’est quoi, première qualité ?
- Du bon, bien sûr !
- Il l’a pas du punch planteur ?
- Oui, j’y pensais plus.
Et voilà la Lolotte qui régale ces dames sur mon compte. Je me permets alors un truc pas trop honnête, mais ma curiosité l’emportant sur ma prudence, je risque un œil par l’entrebâillement de la porte. Je vois que les filles se mettent à l’aise. Elles se débarrassent de leurs souliers télescopiques en les envoyant balader à travers le salon, l’une se sépare de sa moumoute, l’autre n’hésite pas à jeter son sous-tif, grand comme des paniers à champignons, sur la télé, une autre encore épluche ses bas qu’elle jette par dessus le sous-tif.
Je les observe en vitesse, elles sont trois en sus de Lolotte, une grande noire très maquillée, et deux blondes patine, une petite assez ronde et la dernière, celle qui s’est débarrassée de son sous-tif, possède une paire de seins d’une énormité, d’une profusion, d’une démesure, d’une disproportion outrageusement surabondante. Ses mamelles n’étant plus retenues par le soutien-nénés, débordent du corsage ouvert laissant apparaître deux gigantesque mamelons noirâtres.
Vite, je me cache, n’en pouvant mais d’un tel spectacle, la sueur perlant abondamment de mon front et de mes joues, je m’essuie au revers de mon kimono.
- Lolotte, ma choute, j’t’assure, j’aimerais vraiment être à ta place.
- Peau d’zob, c’est moi qui me l’es trouvé, c’est moi qui me l’garde !
- Dis donc, un oiseau rare comme ça, ça dourt pas les rues !
- Ouais, des michetons on en voit tous les jours, mais c’est pas du délicat !
- Ah ! Les filles, j’vous ai pas raconté c’qui m’est arrivé c’t’aprem ?
Les filles :
- Non !
- J’étais Boul’Mich’, mais pas en chasse, j’me rendais à mon cours de dessin …
- Tu fais du dessin, maintenant ?
- Mais non, je pose pour des artisses
- Ah bon !
- J’me dis comme ça que le p’tit à moitié chauve avec des yeux chafouins qui m’suis d’puis un moment, y doit avoir des idées de derrière sa fermeture éclair. Voir c’qui l’a dans l’imaginaire, j’me mets à onduler des fesses, méthode cul-ci, cul-çà. J’sens qui l’est à l’accroche, y quitte plus mon poster des zorbites…
- Comment tu fais pour t’apercevoir ?
- Ca, c’t’un secret !
- Allez ! sois pas bêcheuse, raconte.
- Ben, c’est tout bête, j’m’arrête devant une vitrine et j’le zyeute dans la glace. Bon ! savait pas comment m’aborder. J’lui donne sa chance, j’lui d’mande du feu. Y m’regarde tout bébête, y m’donne du feu, pis rien n’se passe.J’insiste, j’lui d’mande l’heure, y m’donne l’heure et pis c’est tout ! Alors comme j’vois qui s’décidera pas, j’l’entâme au cutter et j’lui dis : ‘Si jvous d’mande l’heure, c’est pour voir si j’serais pas en r’tard à mon rendez-vous’. ‘Ah !’ qu’y m’répond.
Celle qui narrait sa petite histoire fait une pause. Elle boit un coup et s’allume une cigarette.
Les autres :
- Alors ?!
- Il restait planté là d’vant moi qui savait pas quoi dire.
- Merde ! Qu’est-ce t’as fait ?
- J’lui dis à trac : ‘Vous avez d’la chance, j’sus en avance, alors si vous voulez qu’on boive un pot chez vous ?!’ - ‘Mais c’est que j’habite pas par ici’ - ‘C’est pas grave, on peut aller à l’hôtel’ – ‘Mais j’en connais pas’ – ‘Moi, j’en connais plein’ . Il hésite, commence à reluquer ses pieds tout en se balançant de l’un à l’autre. ‘L’temps passe’, j’lui dis, ‘Si tu t’décides pas, va falloir que j’aille à mon rendez-vous !’ - ‘C’est qu’j’ai pas l’habitude, Mademoiselle’ - ‘Appelle-moi Irma, ça ira’ - ‘Comme vous voulez, Mademoiselle Irma’. Allez hop ! Je fais ni une ni deux, j’le chope au bras et j’l’entraîne vers le plus proche, l’hôtel du ‘Cancre Las’.
- Tu lui parles pas du prix ?
- Attends !
- Ben non, justement, faut jamais attendre, c’est pas professionnel de pas annoncer la couleur !
- Ouais, mais j’avais oublié de vous dire qu’il était super bien sapé, le bougre, avec des grolles à au moins deux cents Euros.
- Ouais, ben c’est pas une preuve, ça !
- Bon ! Vous pouvez pas comprendre. J’continue. Donc, on marche en concert sur l’Boul’Mich’ et je commence à lui annoncer l’règlement ‘T’as les sous pour l’hôtel, au moins ?’ - ‘Oh ! oui, Mademoiselle Irma, faut pas vous tracasser pour ça.’ - ‘Pis y a pas qu’l’hôte, faut qu’tu réalises que moi, j’perds un rendez-vous qui m’rapporte de quoi m’nourrir’ - ‘Oh ! Pour ça non plus, faut pas vous tracasser, Mademoiselle Irma.’ Du coup, comme y me d’mande rien sur mon tarif, j’me dis comme ça qu’y va morfler un max !
- Ouais, j’savais bien qu’t’es pas une godiche !
- Sauf que ces deux là, elles savent jamais attendre la suite avant d’critiquer.
- Bon !, dis, Alors ! T’en as fait quoi d’ton Roméo ?
- OK, j’vous passe les détails, l’assemblée s’impatiente. Donc, j’me désape, j’lui fais un p’tit coup de ‘strippetize’, t’aurais vu ses zorbites ! complètement ès-zorbitées ! Je me jette dans le lit en m’déroulant comme une chatte qu’a ses chaleurs …. Et l’v’là qui s’met à chialer comme un môme. ‘Je suis puceau’ qu’y confie entre deux sanglots. Merde, à c’t’âge là !!! ‘Bon ! Ecoute, c’est pas un drame, l’problème, c’est qu’pour un service comme ça, ça va t’coûter l’juste prix !’ Il redouble sa chialerie, et là, j’me dis qu’y va m’demander ça comme un service, comme une B.A., une faveur ou un bienfait, alors, avant qu’il ouvre la bouche, j’lui balance : ‘Ca s’ra cinq cents Euros’. Hop ! ça lui arrête les sanglots comme s’il aurait avalé une arête de poiscaille ! J’en rajoute une couche ‘Cinq cents, c’est pour le travail, le service n’est pas compris !’. Y m’regarde avec ses grands yeux rouges d’un air ‘inter-OK’. Je précise : ‘Le service, c’est au cas ou tu t’déciderais pas, ça servira à rembourser mon déplacement’. En même temps, j’lui mets mes nichons bien en évidence sous l’nez, histoire qu’il ait un avant-goût. Il tend la main, j’lui tape dessus ! ‘Eh là ! Pas touche ! faut d’abord qu’tu passes ta commande et qu’tu paies les arrhes.’
C’est à ce moment que j’ai bougé mes pieds tout ankylosés par ma position statique, et mes chaussons ont émis un chuintement, en traînant par terre, que ces dames ont aussitôt perçu.
- T’as entendu ?
Lolotte :
- Ouais, ça doit être les voisins du d’sus, on les entend comme si y z’étaient dans l’appart.
- On aurait bien cru qu’ça v’nait de derrière la porte !
Un silence opaque s’en suivit pendant lequel je cessais de respirer.
- Non, y a rien. Allez, continue ton histoire, Irma, tu l’as débridé, finalement ?
- Ca a pas été aussi facile, parce qu’il n’avait pas suffisamment de fraîche sur lui, alors il a fallu descendre, donner des gages au gardien d’l’hôtel, aller à la pompe à fric, revenir, et le remettre en condition, et, surtout, lui faire casquer son fric avant d’passer aux choses sérieuses.
Irma fit une nouvelle pause pour vider son verre et allumer un autre clop.
Moi, je n’en pouvais plus, j’avais vraiment envie de retrouver mon plumard et me recoucher, mais je craignais que le moindre mouvement n’éveille la vindicte de ces dames, et du coup, je restais coi dans ma position qui devenait de plus en plus inconfortable, insupportable.
Ouais, je sais que vous vous en foutez, que ce qui vous intéresse, c’est la fin de l’histoire, seulement voilà, j’en fais partie, moi, de l’histoire, et je ne vois pas de raison pour que je ne vous fasse pas part de mes petites misères, que je ne vous raconte pas dans quelles horribles conditions il m’a fallu tenir pour être en mesure, aujourd’hui, de vous narrer tout ça.
- Alors, Irma, on t’attend, on t’écoute, raconte !
- Vous y tenez vraiment ?
- Ouiiiiii ! Qu’est-ce tu lui as fait ? Comment tu l’as fini ?
- Vous z’allez être déçues !
- Merde ! Irma, te fais pas prier, raconte et pis c’est tout !
- OK, OK ! Bon, j’ai mis le fric en sûreté, et pis j’l’ai attaqué. J’y ai fais la vierge effarouchée qui brûle un cierge au p’tit Jésus, la chevrette qu’a pas peur du grand méchant loup, les trois p’tites cochonnes qui cherchent le p’tit Poucet partout, la sorcière qui croque les pommes, la baguette magique de la fée Carabosse qui transforme le radis en concombre, le grand-huit qui fait des nœuds, la machine à essorer les carottes, les chutes du Niagara en son et lumière, la p’tite marchande d’allumettes qui prend feu, et il a fini par rendre les armes, et ça n’a pas duré plus d’cinq minutes et en fin de compte, je m’es resapé vite-fait, j’l’ai laissé là tout putois et j’ai pas arrivé en retard à mon cours d’art plastique.
Comme elles s’étaient mises à parler toutes ensembles, à commenter en long en large et en détail le super coup d’Irma et a en rire, j’en ai profité pour opérer une retraite stratégique vers ma chambre.