NB : Voir à la fin de la chronique les poèmes cités.
Voir aussi sur internet les nombreuses analyses plus ou moins littéraires, dont celle-ci.
Alphonse de Lamartine (1790-1869) est considéré comme l’un des grands poètes romantiques du XIXème siècle. . (voir ici une biographie)
Il s’agit d’un des poèmes les plus connus d’Alphonse de Lamartine et dont le fameux :
« Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours … »
Est devenu un classique populaire comme le fut en son temps le non moins fameux épitaphe de François Villon (1431 – 1463) dans « la ballade des pendus » :
« Frères humains qui après nous vivez
N’ayez les cœurs contre nous endurcis … »
Ce style poétique (memento mori*) peut être rapproché du culte animiste qui accorde une âme aux objets.
*memento mori : souviens-toi que nous sommes tous mortels.
Justement, le vers suivant, lui aussi célèbre et populaire, est d’Alphonse de Lamartine :
« Objets inanimés avez-vous donc une âme ? » (Milly ou la terre natale)
Dans ce genre poétique, le poète prend à témoin la nature, les morts ou les objets.
Attend-t-il pour autant une réponse ?
N’y a-t-il pas un fond d’hypocrisie à s’adresser à témoin des objets ou des êtres disparus ?
Cette forme d’hypocrisie, d’ailleurs, est galvaudée par nos politiques qui n’hésitent pas à parler au nom de tous quand ils ne représentent qu’eux-mêmes et quelques électeurs.
Lamartine était aussi un homme politique. (voir ici une biographie)
Mais à la différence du politique, le poète est sincère. Certes, il use d’un stratagème mais qui ne trompe personne, on sait bien que le poète effectue un transfert de sa propre pensée vers un objet qui renforce, par l’image mentale qu’on en a, l’idée qu’il veut en donner.
L’eau du lac est un des meilleurs vecteurs romantiques, on imagine les reflets argentés qui frisottent sur sa surface calme et les frissons qui la parcourent faisant comme des motifs vibrionnant infiniment.
« Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés. »
Bien entendu, Alphonse de Lamartine s’inspire de maître Villon dont il admire l’invention poétique qui est universelle et traverse tous les âges.
Les poètes inspirent les poètes et cela fait comme une chaîne qui défie le temps qui n’est jamais en repos.
« Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit … »
« Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »
Yfig (1949)
« L’eau coule s’infiltre insaisissable
Comme s’enfuit le temps indomptable »
Sur le poème :
Le poète vient évoquer son amour à jamais disparu sur la rive du lac qui en fut le témoin.
«Où tu la vis s'asseoir ! »
« Un soir, t'en souvient-il ? »
Le temps est le coupable de la dissolution des instants fragiles, friables de nos vies dont il efface indifféremment les plus beaux, les plus heureux comme les plus malheureux moments.
« Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ? »
Nous pensons à d’autres vers partageant ce concept :
François Villon
« Que sont nos amis devenus …. Le vent l’emporte … »
Et
Jacques Prévert (1900 – 1977)
« Les feuilles mortes se ramassent à la pelle … »
« Et le vent du nord les emporte
Dans la nuit froide de l'oubli »
« Et la mer efface sur le sable
Les pas des amants désunis … »
Le temps qui fuit, s’enfuit, nous laissant là avec pour seul souvenir de vagues images de l’aimée devient une obsession. On voudrait l’arrêter, de son vol suspendre le cours, voire le faire s’en retourner, revenir à ces instants précieux qu’on voudrait arrimer, ancrer dans l’océan des âges.
« Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus ! »
« Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ? »
Dès la première strophe (ci-dessus), Lamartine donne le ton et le thème de son poème : le temps emporte tout sans jamais revenir (sans retour).
Puis il prend le lac à témoin, l’interpelle pour qu’il se souvienne de celle qui l’accompagnait une autre fois. Il doit bien s’en souvenir puisqu’il jetait son écume sur ses pieds.
Un soir, sur ce même lac, voguant silencieux sur ses flots harmonieux, elle lui dit :
« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours »
Comme une prémonition, une anticipation de leur séparation due au temps cruel et sans pitié qui ne cesse jamais de couler …
« Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit »
Reprenant alors le conseil que Pierre de Ronsard (1524-1585) donne à ses contemporains dans son « Mignonne allons voir si la rose » il nous enjoint de jouir de l’instant avant qu’il ne passe top vite, trop loin …
« Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »
Enfin il termine son poème dans un élan lyrique, s’adressant vigoureusement à la nature toute entière pour lui demander des comptes et l’implorer de lui rendre les instants magiques que tout de la forêt aux grottes et des rochers aux eaux du lac a englouti. Il leur demande de reconnaître son amour.
Concernant la métrique et les rythmes du poème :
C’est un alexandrin de 16 strophes composées de 3 vers irréguliers suivis d’un vers de 6 pieds dont la structure est la suivante (avis au musiciens que ça intéresserait) :
Strophe 1
12 - 2 10
12 - 6 6
12 - 6 6
6
Strophe 2
12 - 2 10
12 - 6 6
12 - 2 10
6
Strophe 3
12 -
12 -
12 -
6
Strophe 4
12 - 2 4 6
12 - 6 6
12 - 6 6
6
Strophe 5
12 - 3 9
12 - 6 6
12 - 6 6
6
Strophe 6
12 - 2 4 2 4
6
12 - 6 6
6
Strophe 7
12 - 6 6
6 - 2 4
12
6
Strophe 8
12 - 6 6
6
12 - 6 3 3
6
Milieu du poème
Strophe 9
12 - 3 3 6
6 - 3 3
12 - 6 6
6 - 2 4
Strophe 10
12 - 3 9
12
12 - 6 6
6
Strophe 11
12 - 2 10
12 - 1 5 1 5
12 - 6 6
6
Strophe 12
12 - 4 2 2 4
12
12 - 2 10
6
Strophe 13
12 - 2 4 2 4
12 - 1 11
12 - 6 6
6
Strophe 14
12 - 6 6
12 - 2 10
12 - 6 6
6
Strophe 15
12 - 6 6
12 - 6 6
12 - 6 6
6
Strophe 16
12 - 6 6
12 - 6 6
12 - 6 6
6 - 2 4
C’est une métrique très moderne qui ne respecte pas les règles propres à l’alexandrin (6 6) mais s’en sert pour créer un équilibre sans cesse rompu pour donner au poème un rythme saccadé une respiration haletante et syncopée propice aux grands élans lyriques et aux stances romantiques dont Boileau vantait les vertus. Sauf que Lamartine, malgré les consignes de l’art poétique de Boileau (Les stances avec grâce apprirent à tomber, Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.) n’hésite pas à user, lui, des enjambements.
Notons l’usage de quelques mots répétés (anaphore) afin d’insister sur le caractère permanent de l’action via une incantation
« Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages… »
« Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes… »
Lamartine utilise l’imparfait, et rompt soudainement cette rémanence du passé dans un brusque présent qui le situe dans l’immédiateté par opposition au temps qui passe :
« Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir ! »
Puis il revient au passé pour mieux user du présent annonçant un impératif qui le place dans un dialogue entre lui et les éléments qui l’entourent et le temps qui s’échappe … dialogue dans lequel il attend des réponses et des actes …. Mais rien ne vient et il finit en demandant qu’on lui accorde, au moins (usage du ‘que’), qu’il aimait.
On peut, cependant, se poser la question :
Pourquoi termine-t-il son poème par : « ils ont aimé »
Et non : « ils se sont aimé »
Uniquement à cause de la métrique ?
Le lac (les Méditations Poétiques)
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient-il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère (liaison avec le vers suivant – enjambement)
Laissa tomber ces mots :
Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices (liaison avec le vers suivant – enjambement)
Des plus beaux de nos jours !
Assez de malheureux ici-bas vous implorent,
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.
Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : Sois plus lente ; et l'aurore (liaison avec le vers suivant – enjambement)
Va dissiper la nuit.
Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons !
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse (liaison avec le vers suivant – enjambement)
Que les jours de malheur ?
Eh quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ! quoi ! tout entiers perdus !
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus !
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes (enjambement)
Que vous nous ravissez ?
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !
Vous, que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages (enjambement)
Qui pendent sur tes eaux.
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface (enjambement)
De ses molles clartés.
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
Milly ou la terre natale (I)
Pourquoi le prononcer ce nom de la patrie ?
Dans son brillant exil mon cœur en a frémi ;
Il résonne de loin dans mon âme attendrie,
Comme les pas connus ou la voix d'un ami.
Montagnes que voilait le brouillard de l'automne,
Vallons que tapissait le givre du matin,
Saules dont l'émondeur effeuillait la couronne,
Vieilles tours que le soir dorait dans le lointain,
Murs noircis par les ans, coteaux, sentier rapide,
Fontaine où les pasteurs accroupis tour à tour
Attendaient goutte à goutte une eau rare et limpide,
Et, leur urne à la main, s'entretenaient du jour,
Chaumière où du foyer étincelait la flamme,
Toit que le pèlerin aimait à voir fumer,
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?...
- François Villon (1431-1463)
L’Épitaphe en forme de ballade
Que feit Villon pour luy et ses compagnons, s’attendant estre pendu avec eulx.
Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les cueurs contre nous endurciz,
Car, si pitié de nous pouvres avez,
Dieu en aura plustost de vous merciz.
Vous nous voyez cy attachez cinq, six :
Quant de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça devorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et pouldre.
De nostre mal personne ne s’en rie,
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !
Se vous clamons, frères, pas n’en devez
Avoir desdaing, quoique fusmes occis
Par justice. Toutesfois, vous sçavez
Que tous les hommes n’ont pas bon sens assis ;
Intercedez doncques, de cueur rassis,
Envers le Filz de la Vierge Marie,
Que sa grace ne soit pour nous tarie,
Nous preservant de l’infernale fouldre.
Nous sommes mors, ame ne nous harie ;
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !
La pluye nous a debuez et lavez,
Et le soleil dessechez et noirciz ;
Pies, corbeaulx, nous ont les yeux cavez,
Et arrachez la barbe et les sourcilz.
Jamais, nul temps, nous ne sommes rassis ;
Puis cà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charie,
Plus becquetez d’oyseaulx que dez à couldre.
Ne soyez donc de nostre confrairie,
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !
ENVOI.
Prince JESUS, qui sur tous seigneurie,
Garde qu’Enfer n’ayt de nous la maistrie :
A luy n’ayons que faire ne que souldre.
Hommes, icy n’usez de mocquerie
Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !
A l'eau des fontaines
Que l’eau soit libre ou en fontaine
Qu’elle soit pure et claire qu’elle soit sombre
Diluée dans le sang de nos veines
Chaude et brûlante froide comme une ombre
L’eau coule s’infiltre insaisissable
Comme s’enfuit le temps indomptable
Qu’elle soit l’eau qui dort aux fontaines
Où se baignent de nues naïades
Bouillonnant en fond de cascade
Ou courant le ru d’une plaine
L’eau coule s’infiltre insaisissable
Comme s’enfuit le temps indomptable
Giclant des antiques fontaines
Jaillissant des pierres usées
Rafraîchissant les plaies des peines
Éclaboussant nos corps blessés
L’eau coule s’infiltre insaisissable
Comme s’enfuit le temps indomptable
Glissant sous l’aine des fontaines
Éructant des bouches geyser
Ravinant les sentiers déserts
Libre l’eau court la prétentaine
Et la vie coule insaisissable
Comme s’enfuit le temps indomptable
Quelques explications :
Naïades : Mythologie grecque. Divinité féminine inférieure qui présidait aux fleuves, aux rivières, aux fontaines et aux sources. èNymphe. | Les naïades étaient douées du don de prophétie.
L’aine : Partie du corps entre le haut de la cuisse et le bas-ventre.
Prétentaine : Courir la prétentaine :faire sans cesse des escapades, vagabonder çà et là.
Mignonne, allons voir si la rose
A Cassandre
Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avoit desclose
Sa robe de pourpre au Soleil,
A point perdu ceste vesprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vostre pareil.
Las ! voyez comme en peu d'espace,
Mignonne, elle a dessus la place
Las ! las ses beautez laissé cheoir !
Ô vrayment marastre Nature,
Puis qu'une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que vostre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez vostre jeunesse :
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.