Il faut tout d’abord connaître un peu l’histoire d’Honfleur pour mieux comprendre l’impact que la ville peut avoir sur un artiste.
Alors même que Charles Mozin et Le Français, étaient en pleine gloire locale, Eugène Boudin, qui était loin d’avoir leur talent, est le véritable instigateur de l’apogée de Honfleur, il a su attirer les futurs impressionnistes en les appâtant avec l’excellente cuisine de la mère Toutain à la ferme Saint Siméon (en gérance) où se retrouvèrent Millet, Achard, Jongkind, Hamelin, Courbet, Cals, Monet, Manet, Renoir et rester dans leur sillage quand après l’exposition de 1963 commence la renommée des impressionnistes.
Mais, si les peintres aiment la bonne chère, ils sont surtout nourris de l’ambiance qui règne alors dans le port de Honfleur qui bruisse d’une activité fébrile et accueille de grands navires venant de terres lointaines et chargés de cargaisons précieuses.
On s’agite sur les quais, celui des voyageurs reçoit les steamers arrivant du Havre qui crachent des femmes vêtues de robes longues chatoyantes et légères abritées sous un petit parasol aux bords dentelés et des hommes tirés à quatre épingles portant redingote et coiffés de haut-de-forme.
Ces personnes hautes en couleurs ne viennent pas pour la ville, mais pour la plage.
C’est la grande époque des bains de mer et de Honfleur à Deauville, les plages sont prises d’assaut par ces touristes d’un genre spécial qui viennent autant pour voir que pour être vus.
Comment un peintre résisterait-il à tant de sollicitations ?
« Savez-vous où l’on peut trouver un tableau de ces personnes qui passent leur dimanche à la plage ? »
« Allez donc à Honfleur et demandez un Boudin, vous verrez, vous ne serez pas déçu ! »
La ferme Saint Siméon est revendue par son propriétaire et le couple qui en a fait la gloire dont les échos des fêtes parviennent toutes les semaines jusque dans les colonnes du Figaro, est chassé sans façon. La mère Toutain est cependant autorisée à embarquée dans son déménagement les croûtes ornant les murs de la ferme et qui avaient servies à payer les omelettes, les maquereaux et les bouteilles de cidre ….
Croûtes signées Monet, Manet, Boudin, Cals ….. Turner, même.
Le propriétaire ne se rendra compte de son laxisme que trop tard !
Les peintres se cassent, ils vont s’établir à Etretat et à Fécamp.
Quelques peintres, cependant, se mettent sur les quais d’Honfleur. Il fait beau, la foule des badauds s’étire le long des quais à la recherche d’une anecdote à raconter quand ils rentreront par le train ou le bateau.
Ils s’agglutinent autour des peintres s’afférant à leurs chevalets et qui ne demandent pas mieux, même si l’étouffement les guette.
Ca commente dur !
« Tiens, je vois pas d’où il sort ça, ce bateau qui n’existe pas et cette fenêtre, elle n’est pas comme ça, le toit, là, c’est pas la bonne couleur ….. ! »
Mais dans l’ensemble, les touristes sont sous le charme et comme ils ne connaissent pas grand-chose en peinture et que Courbet vient de mettre à la mode la peinture sur le sujet, le peintre dehors, sorti de son atelier ….. ça devient la grande mode.
Bien entendu, les peintres ne se servent plus du modèle. Ils connaissent leur tableau par cœur et font toujours les deux ou trois mêmes, avec les quatre ou cinq couleurs indispensables.
Mais ça ne fait rien, c’est le charme du peintre devant son chevalet, la grande mode du peintre en plein air et la photo qu’on peut faire et surtout, surtout ….. le frisson à l’idée que celui- ou celui-là est peut-être le grand Boudin ou l’illustre Monet assis là, incognito parmi les autres, à peindre le vieux bassin, la lieutenance et les maisons du quai Sainte Catherine.
C’est presque incroyable, mais la mémoire collective, forgée à l’aulne des récits enthousiastes, itératifs et percutants, fait des quasi-miracles !
Ainsi, aujourd’hui encore, des touristes cherchent les peintres des quais d’Honfleur sans comprendre vraiment pourquoi ils ne sont plus là !
Les peintres qui ont contribués à la renommée de la ville ont été chassés par les galeristes.
Dans les années 1960, 1970, la renommée d’Honfleur est telle que des galeries poussent comme des champignons dans les rues de la ville.
Les peintres des quais sont sollicités pour exposer et vendre. L’alchimie entre le charme de la ville et la présence de peintres sur les quais est à son acmé et sert les galeries qui profitent à fond de l’image d’Honfleur ville des peintres.
Les peintres vendent bien (et sur les quais et dans les galeries) ils se font rapidement un nom et deviennent suffisamment argentés pour ouvrir leur propre galerie. Du coup, les galeristes qui ont construit leur célébrité se retrouvent le bec dans l’eau.
C’est la guerre !
Les galeristes ne peuvent rien contre les quelques peintres qui ont désormais pignon grâce à leur aide, mais les autres, qui n’ont pas encore acquis suffisamment de renommée pour ouvrir leur propre galerie vont faire l’objet d’une formidable chasse aux sorcières.
Bien entendu, plus aucun peintre d’Honfleur ne sera pris dans les galeries locales, plutôt exposer n’importe quel peintre d’Aix en Provence, de Barbizon ou de Vintimille que de participer à la gloire des peintres locaux ingrats !
Quand aux peintres sur les quais, les galeristes vont faire le siège de la mairie jusqu’à ce qu’ils obtiennent gain de cause et qu’il devienne impossible aux peintres qui ont pourtant forgé l’image d’Honfleur, de travailler sur les quais sans être dérangés par la maréchaussée.
Des clauses drastiques son imposées : une autorisation écrite de la mairie, un seul chevalet, un tableau en cours d’exécution dessus et un seul tableau à la mise en vente au pied du chevalet.
Bien entendu, la mairie et le lobby des galeries ne peut aller à l’encontre de la liberté de peindre en tous lieux publics, mais cette tolérance ne concerne que les artistes qui ne vendent pas, n’exposent pas et il est facile aux keufs de chasser les contrevenants !
Mais malgré la victoire des marchands de toiles sur l’art, Honfleur garde tout son charme.
Savez-vous qu’il est très difficile de trouver un tableau d’Honfleur à Honfleur ?
Et que si vous en trouvez un, vous le paierez au prix fort ?
C’est sûrement qu’Honfleur est aujourd’hui considéré comme galvaudée. Tant de peintres ont peint son bassin et ses maisons si étroites et hautes qu’on a un peu l’impression de faire de la copie.
Quand on a peint le quai Sainte Catherine, deux ou trois bateaux et le profil de la lieutenance …. On a peint Honfleur ….. Même les bateaux se modernisent et perdent de leur charme d’antan, avec l’écluse installée en 1990, la marée ne vide plus les bassins et les bateaux n’échouent plus sur la vase. Encore une page romantique qui se tourne !
Les peintres ont de moins en moins envie de peindre Honfleur.
Mais celles et ceux qu’Honfleur a inspiré venaient aussi derrière d’autres.
Il n’y a que deux alternatives, soit on est inspiré par le lieu, soit on peint benoîtement ce que l’on voit.
Honfleur est source d’inspiration si on revient sur son passé, si on associe au décor les histoires qui ont façonné la ville.
Il n’y a pas si longtemps, les marées vidaient l’eau des bassins et les bateaux de pêche reposaient sur le flanc dans la vase.
Il n’y a pas si longtemps, après tout, que les grands navires en bois et voiles arisées sur leurs grands mâts arrivaient à quai parfois armés et servis par des pirates ou des corsaires. L’épée que Jean Doublet, le marchand, pirate, corsaire dandy portait en toutes circonstances au côté, plane encore sur le vieux bassin. Et ses aventures extraordinaires restent à réécrire.
Qui sait voir, peut encore apercevoir les traces de ces temps pas si lointains et peut faire renaître de l’imaginaire et du réel le Honfleur qui sommeille dans nos âmes.
Avec la même imagination, on peut également réinventer Honfleur pour en révéler tous les charmes dans des vues qui n’existent pas vraiment.
Ainsi, Honfleur est reliée à son passé tout en portant un avenir prometteur.
Il y a encore des navires de pêche, une quinzaine et même trois mareyeurs. Le port de plaisance est trop petit pour satisfaire la demande, mais pourtant de nombreux bassins pourraient facilement être aménagés.
Le peintre qui saisit Honfleur telle qu’elle est aujourd’hui fera œuvre de témoignage comme avant lui Le Français ou Charles Mozin dont les tableaux accrochés au musée Boudin témoignent de la vie du port au XIXème siècle.
Qui sait ce que demain nous réserve ?
Les hommes passent et disparaissent, d’autres leurs succèdent et il n’est pas utopique de penser que peut-être, nos successeurs seront mieux inspirés que nos contemporains et qu’ils sauront mettre en valeur les talents et les atouts honfleurais, ou l’inverse …. Ou rien !
Honfleur deviendra peut-être une attraction pour touristes étrangers, une vitrine ouverte sur des maisons à pans de bois et encorbellement du XVIIème siècle, un havre de paix pour yachts de milliardaires, un bassin de décontamination atomique, une grande piscine chauffée en plein air …. Un décor de spectacles vivants avec les reconstitutions des exploits légendaires du pirate Jean Doublet …. Un studio de cinéma …. Une reconstitution grandeur nature des ateliers de peinture des artistes illustres, avec des écoles et des maîtres formant aux techniques disparues comme les mises en œuvre des pigments, les tempera, les fresco, les transparences, les glacis, les procédés flamands, les imprimatura ….. etc ….. ?
Bref ! ce serait chouette de remplir le grand vide d’aujourd’hui.