Note dédiée à mon ami Pierre qui aime tant les contes de bonne femme !

Dans la série "les contes de mon jardin", je te dédie le ci-dessous, Pierre ... Je ne doute pas une seconde que tu vas fondre d'émotions et pleurer sur mon triste sort !

En tout cas j'y crois !

Au jardin de mes rêves

 

Nous étions occupés, mon petit fils Romain (6 ans) et moi, à nettoyer un coin de haie dans le jardin. Je coupais les branches avec une cisaille et lui, les entassais pour les brûler, plus tard.

Vous avez peut-être connu ça … quand un enfant ne parvient pas à dire votre prénom et qu'il vous affuble d'un pseudonyme …

Mon petit fils m'a appelé 'Yfi' et ça m'est resté !

Tout en travaillant d'arrache-pied, nous discutions de choses et d'autres, de la vie, des adultes, des enfants, des papillons, des libellules, des petits poissons dans la mare et des grenouilles qui commencent leur vie en têtards …  

 

Soudain, Romain s'arrêta net.

- Yfi ?

- Oui !

- Pourquoi les taupes elles font des tas ?

- C'est parce qu'elles évacuent la terre des tunnels qu'elles ont creusés.

Nous reprîmes notre besogne. Mais je sentais bien que quelque chose le tracassait …

- Yfi ?

- Oui !

- Pourquoi  les taupes elles creusent des tunnels ?

- Elles fouillent la terre en tous sens à la recherche de vers de terre dont elles raffolent, mais elles aiment bien aussi des chenilles ou même des hannetons. Et c'est comme ça qu'elles en viennent à creuser des tunnels et pour se débarrasser de la terre, elles la poussent vers le haut et c'est ce qui forme des taupinières.

Il s'empara d'une branche et alla la déposer sur le tas tout en ayant la tête ailleurs.

- Elles vivent tout le temps sous la terre ?

- Oui, elles n'en sortent que très rarement et la nuit en général pour ne pas être surprises par des prédateurs.

Avec les enfants, plus vous donnez d'explications et plus vous avez l'impression de tomber dans une spirale infernale … chaque mot nouveau doit être expliqué …

- Prédateurs ?

- Les prédateurs, ce sont les animaux qui mangent les autres animaux. Par exemple, la taupe est prédatrice, c'est le féminin de prédateur, des vers de terres, mais le renard est un des prédateurs de la taupe ainsi que certains chats qui les tuent mais ne les mangent pas.

 Inutile de vous faire un dessin pour que vous imaginiez la tête du gamin !

Nous nous remîmes à l'ouvrage, mais je me doutais bien que je n'allais pas m'en tirer à si bon compte.

- Yfi, pourquoi les chats ils les mangent pas ?

Echec et mat !

Qu'est-ce que j'en sais, moi  du pourquoi les chats ne mangent pas les taupes ?

- Elles ont mauvais goût.

- Mais alors, pourquoi les renards ils les mangent ?

Ben oui, c'est logique !

Je balançais entre jeter mon tablier et rendre les armes …

- C'est une question de goût. Par exemple, tu n'aimes pas les betteraves et moi je les adore !

- Tu crois que ça a un goût de betterave ?

- Dis donc, on n'avance plus, là … faudrait voir à ne pas baisser les bras ! le bois ne va pas se ranger tout seul !

- J'en ai assez, j'ai envie de jouer au ballon …

Et c'est comme ça que le chantier est resté en plan !

 

Elle me regarde, mais je sais qu'elle ne peut pas me voir, les taupes sont quasiment aveugles.

Qu'elle est grande ! Plus grande que moi et elle renifle dans ma direction d'un air gourmet et gourmand.

Je cherche quel moyen de défense je pourrais bien utiliser si jamais elle s'en prenait à moi, mais je ne vois rien qui serait susceptible de l'arrêter.

Je sais, parce que je l'ai lu, que les taupes sont capables de se déplacer avec une grande célérité aussi bien en avant qu'en arrière car elles n'ont pas la place pour faire des demi-tours.

Mais cette connaissance ne m'est d'aucune utilité, si ce n'est de comprendre que la fuite ne serait pas d'un grand secours.

Elle bâille et j'aperçois ses dents fines et acérées comme des lames de rasoir. Un frisson de peur parcourt tout mon corps.

Le tunnel s'effondre soudain sur la droite et le museau d'une autre taupe apparaît brusquement.

Elles vont faire la course pour me manger … 

Surprise !

- Il faut le présenter au Conseil.

La deuxième taupe vient de parler. Ça ne me surprend qu'à moitié.

- On pourrait se le partager tout de suite, le Conseil l le condamnera de toute façon !

La première taupe me semble bien pressée de me déguster !

Je tente le tout pour le tout :

- J'exige d'être présenté au Conseil !

Le silence est plus épais qu'un brouillard londonien !

- Suis-nous.

Je passe devant le museau de la deuxième taupe en rasant le mur et je me retrouve bientôt encadré entre les deux taupes qui me guident à travers leur labyrinthe. L'une se déplace à reculons quand je peux sentir le souffle de l'autre dans mon dos. Je tremble de trouille.

Tout en cheminant dans les galeries, je fais des observations plus ou moins surprenantes.

Pourquoi fait-il si clair par endroits et si sombre à d'autres ?

Qu'est-ce c'est que ce Conseil ? Je me doute bien qu'il doit s'agir d'un Conseil de taupes, mais pourquoi des taupes auraient-elles un Conseil ? Et pour quoi faire ?

Le temps que je fasse ces observations et que je me pose ces questions, nous arrivons dans une grande cavité souterraine.

Au début, je ne distingue rien excepté des bruits de voix basses et des froissements étranges et angoissants.

Puis, peu à peu, mes yeux s'habituent à cette luminosité opaque et brumeuse et je commence à apercevoir des dizaines de taupes installées en cercle autour de moi. Il y en a des âgées et des plus jeunes et ….. Soudain, je repère Romain malgré son air de taupe.

Je reconnais son regard de myope (comme une taupe) et surtout son petit sourire narquois comme lorsque nous faisons des blagues  ensemble. Je lui souris … mais il tourne la tête, comme pour dire qu'il ne veut pas de ma complicité.

La plus vieille des taupes, quoique je sois bien incapable de dire si c'est un mâle ou une femelle, claque ses pattes et le silence se fait.

Elle s'adresse à moi avec un fort accent de paysan :

- Qui es-tu étranger qui viens troubler notre tranquillité et nous espionner jusque dans nos foyers ?

J'essaie de ramasser mes pensées qui semblent voleter comme des moustiques autour de moi. Que dois-je répondre ? Je ne sais même pas comment je suis arrivé là ni pourquoi ?

Timidement, j'essaie de me justifier en bluffant … :

- Je suis venu en ami.

À ce moment, une plus jeune taupe intervient : 

- Je l'ai déjà vu, une fois que je mettais mon museau dehors, il posait des pièges dans le jardin.

Un immense brouhaha de surprises  et de protestations court le long des murs qui les réverbèrent en écho.

Quand le tohubohu se fait moins fort, je tente de reprendre la parole :

- Je posais des pièges à rat, rien à voir avec vous !

- Tu nous prends pour des imbéciles, tu crois que nous ne savons pas faire la différence entre un piège à rat et un piège à taupe ?

- Donc vous savez que je dis vrai !

- Oh le lascar !!! Il nous prend vraiment pour des idiotes !

De  nouveau, la rotonde s'emplit de clameurs horrifiées et réprobatrices qui vont decrescendo.

Dès que je le peux, je me lance à voix haute :

- Mesdames, messieurs les taupes, sachez que je suis le propriétaire du terrain sur lequel vous chassez et que vous retournez sans vergogne, détruisant les fleurs de mon épouse ; les hortensias, les perce-neiges, les dahlias, le muguet,  les tulipes, les narcisses, les roses, les pivoines, les fuchsias,  les soucis et les primevères …

Et les jeunes pousses que j'ai plantées pour qu'elles deviennent arbustes, les forsythias, la passiflore, les thuyas, les lauriers …

C'est mon terrain et c'est aussi le votre, mais moi, je l'entretien, je coupe les haies avec mon petit fils, je tonds la pelouse, je sème, je plante, je fais en sorte que le jardin soit joli, fleuri et vert et qu'il soit agréable d'y installer une table et des chaises pour déjeuner à l'ombre du cerisier japonais.

Et vous, que faites-vous ? Vous labourez, vous chambardez, vous déterrez les bulbes et détruisez les racines, vous faites des tas de terre hideux qui ruinent le paysage et rendent le terrain tout pelé comme s'il avait la gale et les cailloux que vous ramenez à la surface abîment les lames de ma tondeuse  …  Alors, vous comprenez pourquoi je ne peux pas vous encourager à continuer votre œuvre de destruction ?

Oh la la !  Ce silence !

On entendrait un ver ramper.

Elles commencent à papoter entre elles à voix basse et je sens bien que je les ai émues.

Mais au bout d'un moment de palabres, la chef annonce la sentence :

- Nous allons te manger.

Quoi ! ? Mais c'est incroyable, elles n'ont aucune compassion, aucune pitié !

- Et pourquoi allez-vous me manger au lieu de vous excuser ?

- Nous n'avons pas à nous justifier, mais nous vivons sous terre et n'en sortons que rarement et la nuit pour éviter nos prédateurs, alors les fleurs, les petits oiseaux, les papillons … on s'en fiche !

Et puis sache que tu es fort appétissant et que ce sera un honneur pour toi de finir dans l'un de nos estomacs.

- Mais enfin, vous ne tenez donc aucun compte de ce que je viens de vous dire ?

- aucun !

- Je ne veux pas qu'on me mange.

- Emmenez-le, je le mangerai tout à l'heure !

La première taupe intervient :

- C'est moi qui l'ai trouvé, c'est à moi de le manger !

La deuxième taupe prend la parole à son tour :

- Je l'ai trouvé aussi et je l'ai ramené nous devons le partager !

La présidente de Conseil semble fâchée et lance vertement :

- Je suis la présidente, c'est à moi d'en décider ! Qu'on l'emmène  dans ma chambre.

Une taupe costaude et trapue, coiffée d'un chapeau à plumes ridicule, me pousse de sa main …. Euh … de sa patte, torse et griffue et nous nous dirigeons vers un tunnel noir ce qui me glace le sang.

Derrière moi, j'entends les taupes qui se disputent le privilège de me bouffer !

- Il est à moi, je l'ai vu la première !

- Il est à moi aussi …

- Aux prochaines élections, je voterai contre toi !

- Et moi, je créerai un nouveau parti pour prendre ta place et je créerai de nouveaux impôts et je nommerai des taupes copines et

Après avoir tourné dans un labyrinthe de couloirs, nous parvenons à une petite salle mal éclairée.

- Reste là, la présidente viendra te chercher.

Et sans plus de courtoisie, elle me tourne le dos et s'en va par où elle était venue.

Je reste pantois, inerte, perdu.

Et puis brusquement, je suis saisi par une odeur insupportable. Il doit y avoir un animal crevé pas loin !

Je me demande comment échapper à ce traquenard ?

Pas de prison, pas de barreaux, rien pour me retenir … les taupes seraient-elles plus bêtes qu'on le dit ?

Aussitôt, je cherche un moyen de m'échapper et commence à arpenter les tunnels qui entourent la pièce.

La plupart sont des voies sans issue.

J'entrevois des bureaux derrière des portes mi-closes. J'entraperçois même un ordinateur à l'écran bleuté qui vacille et teinte les parois de flashes irisés.

Soudain, j'aperçois une lueur. Oh ! Ce n'est qu'un tout petit point pas plus gros qu'une tête d'épingle, mais il luit comme un astre. Je me dirige dans sa direction et je le vois rapidement grossir. Bientôt, je distingue même un rideau à fleurs … mais au moment où j'allais atteindre le bout du tunnel, une grosse patte m'agrippe et je vois la gueule d'une taupe aux dents fines acérées et cruelles prêtes à croquer ma tête … dans un dernier sursaut de désespoir …. Je me réveille.

Je suis en nage et ma respiration est haletante, mais les rideaux à fleurs de la chambre et la lumière tamisée de l'aube qui remplit la pièce concourent à me rasséréner.

Doucement, je reprends conscience.

Le rêve ne m'a pas totalement échappé, mais j'ai déjà du mal à me souvenir de tous les détails.

Il faut que je me lève et que j'écrive tout ça pendant que c'est encore chaud !

Lentement, je sens le sommeil qui me gagne et je perds peu à peu conscience … d'un bond, je me jette hors du lit.

 

Voilà !

J'ai fait du café et pendant qu'il passait, j'ai noté sur une feuille de papier les bribes que ma mémoire a conservées de ce rêve surprenant, irrationnel et fantastique.

Quand je raconterai ça à Romain, il va sûrement se moquer de moi et bien rigoler.

 

J'ai mis mes sabots et, ma tasse de café bien chaud dans la main, je suis sorti faire quelques pas dans le jardin … l'aubépine en fleur embaume de son odeur fraîche, suave et doucereuse.

Plus loin, du côté de la mare, un grondement lancinant, sourd et grave annonce sans ambiguïté possible que les anoures sont en train de frayer et de pondre. Grenouilles et crapauds se poursuivent dans un ballet sautillant à la recherche du ou de la partenaire de ses rêves.  

Un dytique vient respirer par son derrière à la surface de l'eau et les ides plongent en me voyant.

 

Tiens ! Une taupinière !

Je l'observe.  Elle est récente, la terre est fraîche … soudain, elle bouge par à coups … je me penche au dessus de la taupinière et clame :

- C'est moi … Yfi !

Mais rien ne se passe.

C'était bien un rêve, les taupes ne parlent pas et leurs galeries sont trop petites pour que je m'y glisse.

En tout cas, ça m'a servi de leçon, je ne mettrai plus de pièges.